Publié le 04/10/2024
Mis à jour le 19/10/2024
Durée de lecture estimée : 12 minutes
Julien
Partager l'article
QUAND L'AUTEUR DE L'ARTICLE PART DANS SES DIGRESSIONS
Aesop Rock : un nom qui fait scintiller les yeux des afficionados et qui filera tout autant la nausée à ses détracteurs. (I see you). Ma rencontre avec Aesop Rock a lieu au Planet Saturn (RIP) de Lille au début des années 2000. À l’époque, débarquer de sa banlieue dans le centre-ville s’apparentait à une aventure et on y allait en groupe! La majorité de la bande partait écumer les bacs de Rap français, tandis que mon pote Mathieu et moi on allait plus volontiers cratedigger les CD’s et vinyles US. Gang Starr, Nas et tout le Rap de la côte Est en général nous sont déjà passés et repassés dessus, on cherche donc à diversifier notre univers rapologique. On a déjà commencé à se familiariser (si tant est que ce soit possible) avec des sons « alternatifs » dans le Rap, notamment le « Funcrusher Plus » (une première claque derrière la nuque) de Company Flow (El-P déjà!) donc on fouille inlassablement les bacs. Et là on tombe sur « Labor Days » soit le 2e album « officiel » de Aesop Rock (et accessoirement sur « The Cold Vein » de Cannibal Ox mais j’y reviendrais plus en détails dans un autre article!). Dès la cover, je savais que c’était un life changer pour moi, le genre de trucs qui change ta perception de la musique pour la faire évoluer.
Il faut savoir que back in the days, on achetait très peu de CD, mais on repartait toujours les poches et les sacs remplis (je vous laisse imaginer l’art et la manière). Première écoute, une fois rentré, avec mon pote : déflagration. Tout ce que j’attendais d’un rappeur et du Rap était là! Je me prends « Daylight » en pleine gueule, pour anecdote quelques années plus tard, on ambitionnait de faire du Rap (carrière fulgurante dont il m’est resté le goût des mots et de l’écriture), on avait récupérer la version instrumental du morceau, on s’est fait nos gammes dessus jusqu’à le poncer.
PRÉSENTONS L'ARTISTE
Aesop Rock, de son vrai nom Ian Matthias Bavitz, est une force incontournable du Rap indé US. Connu pour ses paroles complexes et sophistiquées, souvent denses et énigmatiques ainsi que ses productions audacieuses qui ont, à leur manière, marquées l’histoire du Rap, en particulier dans l’underground.
Né le 5 juin 1976 à Syosset, New York, Aesop Rock grandit sous l’influence de la culture Rap de la Côte Est. Diplômé en beaux-arts de l’Université de Boston, il décide de retourner à New York où il commence à se forger une réputation dans les cercles musicaux underground.
Depuis les années 90, il a laissé une empreinte indélébile sur le monde du Rap que certains qualifient d’alternatif. On va ici traverser sa discographie (non exhaustive, je laisserais certains EP de côté dans mon analyse), son influence et la qualité de son travail, notamment linguistique.
LES DÉBUTS
Son premier album autoproduit, "Music for Earthworms", est sorti en 1998. Ce projet dévoile déjà une grande virtuosité lyrique et une profondeur thématique remarquable. Des morceaux comme "Abandon All Hope" montrent un goût prononcé pour la complexité verbale et les paysages sonores créatifs.
"Music for Earthworms" montre déjà la maîtrise de la narration et des jeux de mots d'Aesop Rock.
“Abandon hope ye who enter here/from the other side of the line I peer.”
Dès ses débuts, Aesop Rock démontre une capacité à créer des atmosphères sombres et introspectives. Les références littéraires, ici une allusion à Dante, ajoutent une richesse intellectuelle à ses textes.
En 2000, Aesop Rock signe avec Mush Records et sort "Float", un opus qui attire immédiatement l'attention grâce à sa richesse artistique. La chanson "Big Bang" illustre sa capacité à jongler avec des métaphores denses et une narration introspective. L'album le propulse dans le cœur de la scène rap indépendante émergeante.
"I spit with an immense amount of power/Skyscraper acoustics knock down your tower"
Ce passage met en avant la puissance évocatrice de ses métaphores et sa maîtrise du rythme.
Avec "Float," Aesop Rock commence à gagner une reconnaissance plus large. L'album est bourré de jeux de mots complexes et d’allégories.
En 2001, Aesop Rock rejoint le label Definitive Jux, dirigé par El-P, et y sort plusieurs projets clés qui cimentent son statut d'icône de l'underground.
LES DÉBUTS (PART 2) CHEZ DEF JUX
La connexion Aesop Rock/El-P est une évidence pour qui suivait les trajectoires de ces mecs. Des raps métaphoriques avec des allusions permanentes à la pop culture, le tout en parlant de sujets durs ou rarement abordés, il n’en fallait pas plus pour faire de cette interaction un classique du Rap du début des années 2000. Ce sera le temps de 3 incroyables albums (et un EP « Fast Cars, Danger, Fire and Knives ») avant le split pour raisons obscures (Reddit regorge de théories plus ou moins vaseuses sur le sujet, mais chez Onemic, les rumeurs…on s’en fout!). Au-delà de ça, cette période faste fut l’occasion de découvrir (ou redécouvrir) des artistes aussi variés que Mr Lif, RJD2, Cage ou encore Murs, Cool Calm Pete et C-Rayz Walz.
À la sortie de l'album "Labor Days" en (2001), il est acclamé pour sa profondeur poétique et ses critiques sociales. La chanson "Daylight", en particulier, est souvent citée comme l’un de ses morceaux les plus influents. "Labor Days" est souvent considéré comme l'un des meilleurs albums d'Aesop Rock. Il y explore (entre autres) les thèmes du travail et de la classe ouvrière.
"Life's not a bitch, life is a beautiful woman/You only call her a bitch because she won't let you get that pussy"
Ces lignes révèlent une relecture philosophique et existentielle des difficultés de la vie, caractéristiques de l'écriture d'Aesop Rock. Il renverse les perceptions négatives de la vie en les comparant à des frustrations personnelles, montrant une maturité philosophique et une réflexion sur les attitudes humaines.
“All I ever wanted was to pick apart the day/put the pieces back together my way.”
Cette citation exprime le désir de Aesop Rock de modeler la réalité selon ses propres termes, une quête de contrôle et de compréhension très présente tout au long de l'album.
Avec "Bazooka Tooth" (2003), Aesop Rock continue de repousser les limites de la créativité. Il produit une grande partie de cet album lui-même, démontrant son talent non seulement en tant que rappeur mais aussi en tant que producteur. Perso un des projets que je préfère du bonhomme, son travail linguistique y explose à chaque morceau, le tout couplé à des prods complètement dingues (11/15 de Aesop) pour un sommet de poésie abstraite.
“My god, they in the middle of Little Italy little did they know/That they riddled two middlemen who didn't do diddly”
Cet extrait montre son utilisation exubérante de l’assonance et de l'allitération pour créer des effets sonores uniques. "Bazooka Tooth" présente un Aesop Rock plus agressif et expérimental. Le titre de l'album et beaucoup de ses morceaux sont provocateurs.
“Caught 'em coming out the Flying J like ‘yo, kid, you need a lift?’”
L’album aborde des aspects plus sombres et fragmentés de la vie moderne, avec des observations pointues et souvent cyniques sur la culture contemporaine.
COLLABORATIONS ET SIDE PROJECT POUR FAIRE SOUFFLER LES RÉFRACTAIRES
Aesop Rock a souvent collaboré avec d'autres artistes notables de la scène underground, apportant une richesse et une diversité supplémentaires à son œuvre.
On peut mesurer le talent d’un artiste à sa capacité de se renouveler pour faire évoluer son art mais aussi dans sa propension à aller explorer d’autres univers, d’autres sonorités voire à se confronter à d’autres artistes de son spectre musical. Si on prend Nas par exemple, le gars a su aller vers le reggae avec Damian Marley ou a su aller chercher d’autres sons (dernièrement avec Hit-Boy) sans se travestir. Même topo avec Snoop Dogg également, qui bien loin de son image de tonton Snoop aux JO, a su se diversifier en restant le même, que ce soit dans le reggae ou dans la funk (remember le projet 7 Days of Funk) avec Dam Funk justement.
Aesop Rock, tout au long de sa carrière, a su aller chercher les projets annexes afin de faire briller ses mots sur d’autres styles comme sur l’album « Hokey Fright » de The Uncluded, duo folk/Rap qu’il forma avec Kimya Dawson en 2013, d’autres prods comme sur le projet Malibu Ken (avec le prodo Tobacco des Black Moth Super Rainbow) ou encore en connectant avec d’autres rappeurs comme Homeboy Sandman sur le projet Lice (pour une trilogie de EP) ou dans le super groupe The Weathermen (Cage, Camu Tao, El-P, Copywrite, etc.).
“One day it woke up out of order, nothing more to extend/Delicate cycle in the alpha of its orbiting zen”
LE FLOW AU SERVICE DES MOTS, LES MOTS AU SERVICE DU FLOW, LE TOUT POUR LA GLOIRE DU RAP
Aesop Rock est souvent célébré pour sa maîtrise du langage et son immense vocabulaire. Une analyse de ses textes montre une fréquence de mots unique dans le rap, ce qui en fait un artiste très distinctif dans le paysage musical.
Une étude de 2014 par Matt Daniels en fait le rappeur de langue anglaise ayant le vocabulaire le plus riche (sur un panel de 85 artistes analysés) et mettant son vocabulaire devant des auteurs comme Shakespeare ou Merville avec Moby Dick. Bien sûr, une étude non exhaustive ne peut faire office de vérité divine, mais force est de constater `que son travail sur les mots interpelle et ouvre au questionnement.
"None Shall Pass" (2007) marie une production sophistiquée avec des paroles aussi densément poétiques qu’atypiques, reflétant une nouvelle évolution dans le style d'Aesop Rock.
“Keeping all your enemies close is both become necessity and tug of war with entropy.”
Aesop Rock explore les dynamiques sociales et personnelles, notamment la complexité des relations humaines et les luttes internes. Son vocabulaire et son style restent uniques et acérés.
"Skelethon" en 2012 est une exploration introspective de la mortalité et de la mémoire, utilisant des métaphores puissantes et souvent sombres.
"I limbo on a slippery brinker colder than a wintery December/a wrist and a wicked splinter."
Le jeu de mots et les images ici reflètent un état mental fragilité et les défis de la vie, soulignant la virtuosité verbale d'Aesop Rock.
En 2016 débarque "The Impossible Kid". Ce projet personnel et introspectif aborde des thèmes de santé mentale, de vieillissement et de perte. La chanson "Rings" explore ses regrets passés avec une honnêteté brute.
“Used to draw / Hard to admit that I used to draw”
Ce verse simple mais poignant met en avant sa capacité à utiliser le langage de manière directe tout en créant une résonance émotionnelle forte.
Cet album marque un tournant plus personnel, avec Aesop Rock explorant des aspects intimes de sa vie et de sa santé mentale. Le rapport à la santé mental revient souvent dans l’œuvre du rappeur, tout comme dans sa vie personnelle, faisant du sujet un vivier constant pour lui.
“Splitting full moons through the sacred misadventures of a chain reaction."
Les lyrics abordent l’auto-analyse et les luttes internes, dévoilant une vulnérabilité et une introspection rarement vues auparavant dans son travail.
Un guide métaphorique et souvent surréaliste de survie dans un monde étrange, "Spirit World Field Guide" (2020) présente Aesop Rock comme un narrateur et un explorateur d'univers imaginaires. Une nouvelle facette ajoutée à son travail, il va chercher et emmène l’auditeur vers de nouveaux horizons dans son travail.
"Pay no mind to the rabid dogs or the butterflies the size of cats."
Cet album utilise des images fantastiques et surréelles pour explorer les complexités de l'esprit et de la réalité, montrant l’étendue créative de son écriture.
Album collaboratif avec Blockhead (complice de toujours), « Garbology » (2021) les voit enfin bossé sur un projet complet ensemble, Blockhead produisant beaucoup de sons pour Aesop sur ses premiers longs (depuis "Float"), tandis que le rappeur s’invitait régulièrement sur les projets solo du prodo.
L’album prend sa source dans la mort du skater Kurt Hayashi, proche de Aesop Rock. Il y est également fait référence à l’art du sampling et la manière de réutiliser les sons à travers les époques musicales. Le tout est en quelque sorte un retour aux sources pour le rappeur, sur des prods en terrain connu, il égrène ses thèmes avec gravité et une bonne dose d’humour.
"It's not an ad, hashtag, or a tap dance/Patsy, the revolution will not have jazz hands"
Son dernier projet en date, «Integrated Tech Solutions» (2023) reprend des thèmes chers à l’artiste, nos rapports à la technologie et au consumérisme, le tout en continuant à explorer et à faire évoluer son travail linguistique, la qualité de son écriture étant clairement une seconde nature maintenant pour lui.
“2.5 million years ago, a friend of mine/Made a tool from a stone and defended his tribe/It's technology, sorry for the technical term/It's a wheel then a fire and the rest is a blur”
QUAND L'AUTEUR DE L'ARTICLE CONTINUE DE RACONTER SA VIE
Après ça, plus rien n’a jamais été pareil! Mon amour du Rap m’emmenait toujours vers ce que j’appelle « mon mainstream » soit les Nas, MOP, Dre, Dead Prez voire Mobb Deep etc., mais mon cœur et mes oreilles recherchaient toujours ce truc en plus, cette folie créatrice qui m’a amené à découvrir la galaxie Def Jux, les Antipop Consortium et tous ces artistes et labels « alternatifs » dont les journalistes soi-disant spé ne savaient pas (et ne savent toujours pas) parler car cherchant juste à les catégoriser à tout prix. Ces artistes qui ont fait évoluer ma relation à la musique, l’amenant dans des sphères différentes, m’invitant à découvrir le folk, le post-rock de Godspeed You! Black Emperor, et même à explorer l’électro la plus basique, mais toujours pour revenir à la base.
Pour en revenir au sujet, Aesop Rock a indéniablement laissé une empreinte indélébile sur l'histoire du rap avec ses textes élaborés, ses productions innovantes et ses collaborations marquantes. Son apport linguistique est indiscutable, utilisant des mots et des constructions complexes qui repoussent les limites du genre tout en offrant une richesse poétique rarement égalée. Explorateur constant de nouvelles formes d'expression, il continue d'influencer et d'inspirer la scène musicale actuelle.
Aesop Rock s'est forgé une réputation grâce à des textes foisonnants d'imaginaire, de réflexions philosophiques et d’allusions culturelles. À travers chaque album, il continue de repousser les limites du genre, offrant à ses auditeurs non seulement des rythmes captivants mais aussi une poésie provocatrice et intellectuellement stimulante. Ses textes sont un terrain fertile pour les analyses, fournissant une richesse de sens et d’interprétations.
Et plus qu'un artiste Rap qui explose tous les carcans de la langue en la tordant, la triturant pour en ressortir la substantifique moelle (Rabelais I see you), Aesop Rock a su aller explorer également du côté de la production (déjà prédominant dans sa carrière) avec des projets instrumentaux pour des films ("Bushwick") ou des jeux vidéo ("Freedom Finger") ou en produisant d'autres artistes pour mieux faire briller son art.