Publié le 03/09/2024
Mis à jour le 14/09/2024
Durée de lecture estimée : 10 minutes
Julien
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Déjà, pour évacuer le sujet et pouvoir parler sainement, je ne me risquerais pas (pas par peur mais plus par ennui) à analyser le diss récent entre Drake (seule fois où il sera nommé sur ce site) et Kendrick Lamar, tout ayant déjà été disséqué, analysé, sur analysé et digéré comme aux grandes heures de l’analyse filmique des œuvres de David Lynch (il y a encore sûrement des chargés de cours qui tentent de trouver des axes de réflexion sur Mullholland Drive dans le fond d’un sous-sol d’université).
Une fois cela dit, il faut également remettre en perspective le titre même de cet article en rappelant que les « diss tracks » ou « une chanson intentionnellement destinée à attaquer verbalement et à insulter une personne ou un groupe de personnes » (merci Wikipédia de pointer l’évidence) ne sont pas inhérentes au genre et ont déjà existées dans tous les genres à travers avec des artistes aussi connu-e-s que Bob Dylan, Paul McCartney (et John Lennon et George Harrison les gars se sont bouffés la gueule à une époque) ou encore les Guns N’ Roses.
D’autres ont d’ailleurs utilisés le style pour répondre directement à des critiques ou des accusations litigieuses à leur encontre, ouvrant ainsi l’éventail de sous genre quand on parle de diss.
Mais alors quid du Rap, et du Rap us en particulier?
Je ne vais pas aller sur le terrain de la généalogie détaillée des diss tracks à travers les époques (mais qu’est-ce qu’il a branlé alors va surement se demander le rédac chef de ce site?), d’autres l’ont fait bien mieux que moi en proposant des listes complètes avec références à l’appui (je renvoie les intéressé-e-s à l'excellent article de The Ringer-dont j'ai repris l'image d'ouverture de cet article) qui en fait un classement de plus de 80 diss(lien en bas de l'article)). Je m’en tiendrais à quelques exemples afin d’étayer le propos et les différents modus operandi en la matière.
Dans l’analyse même des diss tracks, on peut mettre en exergue plusieurs éléments clefs :
Lyrisme et Rime : Les paroles sont souvent le point focal des diss tracks, avec une attention particulière à la rime et à la syllabique pour maximiser l'impact des insultes.
- Flow et Delivery : La manière dont les paroles sont livrées — le "flow" — peut renforcer l'agressivité ou l'humiliation d'une diss track.
- Instrumentation et Production: Les beats et l'instrumentation peuvent aussi jouer un rôle crucial dans l'atmosphère du morceau, souvent agressive ou sombre pour renforcer le message des paroles.
Si on prend l’exemple de « Ether » de Nas, réponse directe à "Takeover" de Jay-Z, le morceau démontre une maîtrise des rimes complexes et des jeux de mots pour attaquer non seulement la carrière de Jay-Z mais aussi des aspects personnels de sa vie. Nas utilise des allégations précises et des références culturelles pour renforcer la puissance de ses attaques. "Ether" a consolidé la place de Nas comme l'un des plus grands lyricistes du Rap, en attaquant la crédibilité et l'authenticité de Jay-Z. Ce clash a revitalisé la scène hip-hop de New York et a contribué à établir des standards pour les diss tracks à venir.
"How much of Biggie's rhymes is gonna come out your fat lips? / Wanted to be on every last one of my classics."
Nas “Ether” (2001)
La digression ou l'ADN de l'auteur de ces lignes
Ce qui amène une digression sur le sujet quant à savoir en quoi une diss track est une diss track. En prenant l’exemple de « Roxanne’s Revenge», la chronologie veut que le premier son sorti soit celui de UTFO, « Roxanne, Roxanne ». À partir de là, une track suffit-elle à parler de diss, quand bien même elle est sans équivoque sur le propos. On aura forcément envie de répondre que non, car pour qu’il y ait diss, il faut qu’il y ait réponse. Et rare sont les diss où l’instigateur a vu son morceau sans réponse, le Rappeur ayant par essence la fibre vindicative. On en vient donc à la diss track comme ADN du Rap, jusqu’à un certain point tout du moins. Ainsi, en reprenant l’exemple, la diss track ne commence que quand il y a réponse (celle de Roxanne Shanté) en l’occurrence. Pour preuve, le morceau marqua le début des "Roxanne Wars", Roxanne Shanté, alors jeune adolescente, répliquant avec cette réponse audacieuse, prouvant sa présence et sa pertinence dans un monde du hip-hop principalement dominé par les hommes. Cela a mis en avant la capacité des femmes à s'exprimer et à défendre leur place dans le milieu.
"You know, I'm fly, I'm fresh, I'm def, and I tell you one more before you cool yourself / This is something that you must know."
Roxanne Shanté - "Roxanne's Revenge" (1984)
Les diss tracks, ça raconte quoi du rapport Rap vs Société?
Sur le plan sociologique, les diss tracks sont également intéressantes pour plusieurs raisons :
- Conflit et Rivalité : Elles sont souvent le résultat de rivalités personnelles ou professionnelles dans l'industrie musicale. Ces morceaux permettent de cristalliser les tensions et de les rendre publiques.
- Culture et Identité: Les diss tracks peuvent également fournir un aperçu des valeurs et des normes au sein d'une sous-culture spécifique. Dans le Rap par exemple, la notion de "street credibility" et de respect est souvent centrale.
- Dynamique de Pouvoir : Elles explorent souvent les dynamiques de pouvoir et d'influence dans l'industrie musicale, mettant en lumière les luttes pour la suprématie artistique ou commerciale.
On peut ressortir l’exemple du « Hit ‘Em Up » de Tupac, surement l’une des diss tracks les plus célèbres du Rap US, où celui-ci s’attaque à The Notorious B.I.G., Puff Daddy, et d’autres membres de Bad Boy Records, exacerbant la rivalité entre les côtes Ouest et Est. Ce morceau représente non seulement une attaque personnelle mais aussi un commentaire sur l'hostilité et la violence croissantes dans la scène hip-hop des années 90.
À noter aussi que via le clip, Tupac anticipe presque ce que proposera Eminem par la suite en mettant en scène des sosies de BIG et sa clique afin de mieux les moquer, rappelant les clips humoristiques de Slim Shady des années plus tard. Le morceau et la rivalité qui en découle perdureront des années dans l’inconscient collectif jusqu’à des dénouements malheureux (que ceux qui ne savent pas de quoi je parle lèvent la main).
Dans un autre genre, "The Bridge Is Over" marque un tournant dans le conflit connu sous le nom de "The Bridge Wars" entre les rappeurs de New York des deux rives du Queens et du Bronx. KRS-One de Boogie Down Productions utilise la chanson pour affirmer la suprématie du Bronx comme berceau du hip-hop, rabaissant ainsi les contributions de MC Shan et des artistes affiliés à Queensbridge. Cette diss track n'est pas seulement une attaque personnelle mais une déclaration sur l'origine du genre hip-hop et son authenticité.
"First off, fuck your bitch and the clique you claim / West side when we ride, come equipped with game."
Tupac Shakur - "Hit 'Em Up" (1996)
“Manhattan keeps on makin it, Brooklyn keeps on takin it/Bronx keeps creatin' it, and Queens keeps on fakin' it”
Boogie Down Productions (ici KRS-One seul) - "The Bridge is Over" (1987)
Et l'Art dans tout ça bordel?
Parce que le Rap est un Art (n'en déplaise aux détracteurs mais l'auteur de ces lignes ainsi que ses collègues le considèrent comme tel) il est primordial de parler des diss tracks pour leur caractère profondément artistique notamment sur les points suivants:
- Narration et Personnage : Les artistes utilisent souvent des diss tracks pour créer et renforcer leur personnage public. Ils peuvent jouer des rôles de « vilain » ou de « héros » dans ces batailles verbales.
- Innovation et Techniques : Les diss tracks peuvent pousser les artistes à innover dans leurs techniques d'écriture et de présentation, cherchant à surpasser leurs rivaux par leur créativité. Les artistes expérimentent avec des rythmes, des samples, et des techniques vocales uniques pour rendre leurs attaques plus mémorables. Tyler, The Creator, dans sa réponse à DJ Khaled, utilise des techniques visuelles et sonores innovantes pour renforcer son message.
- Le Spectacle Émotionnel : Au-delà des mots, ces morceaux sont souvent remplis d'émotion brute, ce qui peut être cathartique pour l'artiste et les auditeurs.
On peut reprendre l’exemple de "No Vaseline" qui est largement saluée pour sa production minimaliste mais efficace, mettant en valeur les paroles incendiaires de Ice Cube. Ice Cube s'en prend à ses anciens collègues de N.W.A. après sa sortie du groupe, critiquant leur gestion commerciale et l'exploitation financière par leur manager. La chanson est un exemple parfait de diss track bien construite, utilisant la structure narrative pour peindre ses adversaires sous un jour extrêmement négatif tout en affirmant sa propre supériorité artistique et éthique.
« With your manager, fella/Fuckin' MC Ren, Dr. Dre, and Yella/But if they were smart as me/Eazy-E would be hangin' from a tree”
Ice Cube “No Vaseline” (1991)
Donc les diss tracks, ADN du Rap ou plan marketing?
Pour répondre à la question, je dirais que les diss tracks font bien sûr parti du Rap, les quelques exemples que j'ai mis en avant le prouve: le Rap s'est forgé par ses rivalités et a même pu acquérir ses lettres de noblesse (toute proportion gardée) voire de notoriété par ce biais, il suffit de se rappeler le beef entre Jay-Z et Nas ou le conflit East Coast/West Coast pour s'en convaincre.
Cependant, on peut nuancer la chose en mettant également sur la table le côté intéressé de l'exercice, surtout venant des dernières générations qui envisagent beaucoup plus le côté mercantile du Rap, devenu superpuissance de l'industrie musicale.
Ainsi un beef entre Drake et Kendrick Lamar sert forcément les artistes, "gagnant" ou "perdant". Drake se paie une publicité XXL en installant une légitimité (qu'il n'a clairement pas) de rappeur qui se frotte à l'un des MC's (Kendrick) générationnels et qu'il se fasse humilier n'y change rien: on parle de lui et c'est le moindre mal de la démarche à son niveau.
De l'autre côté, Kendrick assoit sa domination sur le Rap US actuel sans avoir à sortir de nouveau projet ou à peine quelques sons et visuels et remet son nom sur toutes les lèvres sans même se fouler réellement en allant pas chercher la compétition la plus rude (pour analogie sportive, ce diss ressemblait plus au combat de Teddy Riner en quart de final par équipe contre le coréen de 80kg Lee Joonhwan).
Au final les diss tracks sont vitales au Rap, permettant l'émulation entre les meilleurs et surtout de mettre de côté les fakes. À cet effet, on se rappellera du diss verse absolument dantesque de Kendrick sur Control de Big Sean où il règle tout le paysage rapologique prouvant, à contrario de ce que j'écrivais plus haut, qu'il n'est nul besoin de répondant pour un diss track, les quelques réponses ayant plus vocation à encenser le MC qu'autre chose, lui-même s'évertuant à descendre ses contemporains pour mieux élever le niveau (CQFD*).
I got love for you all, but I'm tryna murder you n****s/Tryna make sure your core fans never heard of you n****s/They don't wanna hear not one more noun or verb from you n****s/What is competition? /*I'm tryna raise the bar high
Big Sean ft Jay Electronica & Kendrick Lamar (verse de K.Dot à 3'20) - Control (2013)
BONUS diss
Pour le backpacker dans l'âme que je suis, je ne pouvais pas ne pas parler du diss entre El-P (et Company Flow) et le label Anticon, et Sole en particulier. Le pourquoi importe ici peu, plus important est la manière dont El-P va enterrer Sole à son insu. Au détour d'une conversation visant à se réconcilier, ce dernier encense Company Flow, la discussion n'aboutissant à rien, El-P va utiliser ces propos afin de démonter Sole et les gars de Anticon, se permettant au passage de sampler Bjork pour les besoins de la cause.
Une nouvelle preuve de l'intérêt artistique des diss tracks permettant, entre les bonnes mains, de créer de vrais morceaux de bravoure pour mieux enfoncer son opposant.
I am Captain Kirk, Spock and Lieutenant Uhura on the away team/You're Ensign Lebowitz - the sacrificial lamb for the episode/You beamed to the wrong planet this time/With a hot pink phaser and one line
El-P - Linda Tripp (1999)
Sources
Photos: Couverture: Matt James
par ordre d'apparition: The Revolver Club/Rolling Stones/Yahoo
Article de The Ringer: https://www.theringer.com/rap/2024/5/7/24149814/greatest-rap-diss-tracks-all-time-kendrick-lamar-drake-not-like-us-jay-z-nas