Tyler the Creator : itinéraire d'un Goblin

Publié le 30/10/2024

Mis à jour le 02/11/2024

Durée de lecture estimée : 10 minutes

Julien

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L’occasion était trop belle, compte tenu de la sortie ce lundi 28 octobre de son dernier album Chromakopia, de revenir sur la carrière déjà foisonnante (7 albums + 1 mixtape entre 2011 et 2024) de Tyler Gregory Okonma aka Tyler the Creator.

A mes yeux et dés le départ, cette ascension fulgurante coulait de source aux vues des prédispositions du bonhomme et de ses qualités hors normes. Comme beaucoup, je l’ai découvert au sein du collectif Odd Future au début des années 2010, clairement le Real Madrid version Galactico, surtout quand on voit l’apport à la musique en général puisqu’outre Tyler, sortiront les The Internet, Frank Ocean, Earl Sweatshirt, Matt Martians et j’en passe (la liste est plus que non exhaustive). Le collectif sortira 2 mixtapes et un album studio, The OF Tape vol.2, avant que chacun aille développer son univers.

Ma rencontre avec le délire Tyler commence donc avec la chanson Yonkers (qu’on retrouve à la fois sur la tape Radical du collectif mais aussi sur son premier LP Goblin) et j’avoue que c’est une première claque! Un beat entêtant - Tyler racontera d’ailleurs l’avoir produit « en 8 minutes, (…) comme une blague, pour moquer le style de New York dans les 90’s(…) », des lyrics volontairement provocatrices (et cette punchline pour démarrer le morceau « I’m a fucking, walking paradox/No I’m not » devenu culte) et surtout cette -déjà- identité visuelle puissante avec le clip en noir et blanc et Tyler (à la réalisation), possédé, qui bouffe des insectes. Le style Tyler The Creator est posé : ce sera provoquant, imagé, foutraque à ses débuts mais avec des marqueurs forts de vouloir innover, déranger et créer.

Les débuts justement

Tyler et sa clique débarque à la fin des années 2000, à coup de mixtape et d’imagerie tapageuse! Ils ont bouffé du programme MTV, la trash TV, les vidéos de Rap et de skate et digèrent tout ça directement dans leurs sons, leurs textes et leur identité visuelle.

Tyler est déjà maitre d’œuvre du projet, touchant à tout, on le retrouve aussi bien à la production, qu'en charge de l'identité visuelle du crew (à la réalisation des clips notamment), quand bien même Odd Future compte également des vidéastes dans ses rangs, et bien sûr en tant que rappeur, omniprésent sur les projets du collectif. Le Tyler de l'époque veut déjà tout maitriser, comme un RZA 2.0, moteur de l'entité Odd Future et de ses ramifications.

Comme dit en intro, son style de l’époque (qui trouve son aboutissement dans son premier solo) est ouvertement (trop?) provocateur, des lyrics sales, des prods sombres et très minimalistes avec néanmoins un style déjà introspectif, en allant vers des thématiques comme la dépression, la solitude ou l’anxiété. Il essaie, avec une vision surement étriquée d’un gamin de 20 piges, de remettre en question les conventions du Hip-Hop, à travers des sons lo-fi et des influences jazz ou punk. Sa vision sonne comme un manifeste et lui vaudra notamment d’être banni du Royaume-Uni pour 3 à 5 ans.

Le Tyler première version cherche la provocation et l’outrance, comme une posture face à une industrie qui devenait monotone, une seule mission pour lui et son collectif: la défoncer à coup de latte, la suite prouvant cette volonté affirmée. Son style interpelle, mais il devient une nouvelle voix dans le paysage hip-hop. Une voix qui va compter.

La suite

“Talking about rape and cutting bodies up, it just doesn't interest me anymore... what interests me is making weird hippie music for people to get high to. With Wolf, I'll brag a little more, talk about money and buying shit.”

Tyler parlait en ces mots au magazine Spin à propos de son 2e (3e en comptant Bastards) album. Le ton est posé. Fini la provocation outrancière, Tyler veut commencer à évoluer et à faire grandir son travail. Dans les faits, et pour suivre le narratif de l’artiste, une ambiguïté perdure à savoir si Wolf se place chronologiquement avant ou après Goblin.

En tout cas, il ouvre un peu plus sa passion pour les personnages et les albums concepts. Les histoires sont interconnectées et Tyler commence à aborder des thèmes tels que les relations (complexes toujours chez lui), l’amour et l’identité. On l’entend alterner le rap et le chant, autre évolution qui deviendra une récurrence par la suite. À noter qu’il collabore pour la première fois avec une de ses idoles, Pharrell Williams (que les lecteurs de ce site commencent à pas mal connaitre), sur IFHY-et son refrain qui sonne comme un écho de la punchline d'ouverture de Yonkers, comme un rappel qu'il sera toujours le sale gosse torturé des débuts-.

"I fucking hate you/But I love you"

La cassure

Après 3 projets qui suivent une évolution cohérente (cf la fin de ce paragraphe), l’album Cherry Bomb débarque et fait tout voler en éclat. Tyler cherche à s’émanciper du style qu’il a posé par le passé et fait une proposition mal perçue à l’époque. Perso c'est le projet de l’artiste avec lequel j’ai encore le plus de mal, les expérimentations, bien qu’audacieuses, entre punk, jazz voire musique électronique perdent facilement. Pour l’avoir réécouté en préparant cet article, mon sentiment reste très mitigé, d’ailleurs c’est assez frappant à la réécoute de voir à quel point Tyler a pu être influencé par Pharrell et les sons des Neptunes en particulier.

Dès le morceau d’ouverture Deathcamp, ça sonne comme le In Search Of… des N.E.R.D version rock. Perturbant quand tu sors de 3 projets assez balisés avec un style musical marqué, mais en même temps, et à sa décharge, peut être salvateur à ce point de sa carrière. En faisant exploser le carcan de ses influences, il arrive à s’en affranchir pour amorcer une première vraie mutation de son art. et la suite viendra encore une fois le prouver.

C'est d'ailleurs aussi important de noter que Tyler conçoit ses projets comme des trilogies, la première englobant donc Bastards, Goblin et Wolf, la seconde débutant avec Cherry Bomb pour se finir avec CMIYGL. Encore une fois, et sans jamais chercher à trop encenser l'artiste, il se permet une vision d'ensemble assez unique en son genre, avec plusieurs coups d'avance (c'est à lui qu'il aurait fallu refiler la série Lost, histoire qu'on ait un vrai plan directeur).

La maturité?

Le fameux moment où l’artiste atteint l’âge de maturité, qui balaie toutes les critiques qui ont pu parsemer son œuvre, tout est oublié et sacrifié sur l’autel de « l’album de la maturité », expression ingrate que les journalistes aiment accoler à tout et n’importe quoi. Dans les faits, Flower Boy (ou Flower Boy : Scum Fuck Flower Boy pour les intimes) est une bombe d’introspection et de vulnérabilité où Tyler révèle une nouvelle facette de sa personnalité en jonglant avec des thèmes comme l’amour, la solitude ou encore l’acceptation de soi (pas toujours joyeux le bonhomme).

Au niveau des prods, l’upgrade est affolant : on sent l’artiste en pleine maitrise de ses influences, les feats sont au diapason de cette évolution, et tout le monde loue son travail plus raffiné tant dans la musique aux influences soul, jazz ou funk que dans les textes. L’album de la maturité quoi.

Ce qui marque aussi un tournant c’est que Tyler chante beaucoup plus sur cet album, ça va devenir une récurrence dans ses projets suivants, notamment Igor, sorti en 2019. Dans ce dernier, Tyler renoue avec le concept album pour creuser un peu plus le sillon de l’amour non réciproque ou de la douleur émotionnelle (une histoire de triangle amoureux entre le personnage de Igor/Tyler et son love interest masculin qui est en couple avec une femme). Il embrasse totalement l’idée d’être un artiste pop/R&B, dans le sens noble du terme. Finalement le gars énervé contre le monde des débuts ne voulait que ça : parler de son incapacité à aimer et être aimé. Igor marque l’entrée plein pied de Tyler dans ce rap « mainstream » qu’il aimait décrier, mais avec ce côté sale gosse toujours enclin à faire exploser des codes trop lisse, et avec une capacité à rendre le tout pointu.

Son identité visuelle est à son paroxysme, le renforçant dans cette image d’artiste complet capable de transcender les genres. À cet effet, un son comme Earfquake est symptomatique de sa dualité (on y revient encore) : une prod funky, une mélodie accrocheuse mais des lyrics traitant de l’angoisse liée à la perte, tout le personnage de Tyler the Creator en une chanson.

"Don't leave, it's my fault (yeah)
'Cause when it all comes crashing down, I'll need you"

Tyler the Creator ou l’homme orchestre

De Goblin à Chromakopia (le petit dernier si vous viviez dans une grotte) en passant par les expérimentations de Cherry Bomb ou la vibe pop de Igor, force est de constater que Tyler est capable de marcher seul. Il aime s’entourer de collaborateurs et de feat prestigieux (réminiscence de ses années Odd Future) mais la vérité, c’est qu’il est un putain de self made man capable d’assumer la production des ses projets de la DA musicale jusqu’à l’identité visuelle, les clips, les covers et même les shows.

Cette capacité force le respect quand on voit la qualité grandissante de ses projets, à l’instar de Call Me If You Get Lost sorti à peine 2 ans après Igor, qui le voit continuer d’expérimenter dans son travail, malgré une évidente volonté de revenir à un certain classicisme rapologique (toute proportion gardée). Un morceau comme Lemonhead met parfaitement en exergue ce côté rap de Tyler avec un flow plus percutant, loin des tentatives R&B qu’il continue pourtant d'approcher, tandis qu’un son comme Manifesto (avec le feat de Domo Genesis, preuve si besoin est que Tyler n’oublie pas d’où il vient) renvoie à son passé via des souvenirs d’enfance et de relations qui ont émaillés son parcours.

Pour revenir à cette notion d’homme orchestre, on la retrouve également dans les influences qui ont façonnées son personnage, que ce soit les Neptunes ou A Tribe Called Quest pour le Rap ou des artistes comme Erykah Badu, The Smith, Mickael Jackson ou Frank Ocean (oui le gars cite son pote comme influence) voire Flying Lotus (je trouve le parallèle assez parfait entre ces deux là d’ailleurs) ou encore Aphex Twin dans cette approche parfois quasi expérimentale de son art.

On peut enfin le qualifier comme homme orchestre de par son travail visuel, la plupart de ses clips sont réalisés pas ses soins, le visuel fait partie intégrante de son œuvre, inspiré tout aussi bien par des artistes comme Yayoi Kusama ou Andy Warhol que par tous les pans de la pop culture, du cinéma (Wes Anderson pour le visuel), il suffit de revenir sur ses concepts albums au contenu plus que narratif, voire scénaristique, en passant par la TV ou internet, le gars ayant modelé sa vision par le prisme de ces médias.

Bon et Chromakopia dans tout ça?

Je me garderais bien de chercher l'analyse de son dernier travail, après 1 ou 2 écoutes, je ne ferais qu'esquisser des évidences sans vraiment aller au fond des choses. À peine dirais-je qu'à l'instar de ces projets précédents, on sent une réelle volonté de continuer à bâtir une œuvre rapologique. Ce Chromakopia amène 1001 questions sur les processus de fabrication, continue de forcer l'admiration quant à la propension de Tyler à produire quasi seul ses projets, en se renouvelant constamment et en interrogeant son art pour mieux le transcender.

Les fans hardcore des débuts restés bloqués dans son ersatz d'horrorcore (toutes proportions gardées x2) doivent se sentir bien perdus devant l'univers foisonnant que l'artiste propose maintenant, pour les autres qui ont su évoluer en même temps que son style, ça reste un plaisir renouvelé de découvrir où vont nous emmener ses prochains délires.

Au final, sans être moi-même un inconditionnel de son travail (j'avoue avoir kiffé la période Odd Future et l'avoir perdu de vue en milieu de carrière pour me rattraper maintenant), je ne peux qu'admirer le travail sans concession de l'artiste. Tout en naviguant dans des eaux bien plus mainstream qu'à ses débuts, il continue de tracer son chemin, de prendre en main tous les aspects de sa création, livrant bien souvent des projets qui, même si parfois imparfaits, n'en restent pas moins passionnants à écouter et à décortiquer par la suite. Et on parlera surement encore pas mal de temps de ce dernier opus, de sa créativité (à voir le clip de Noid pour apprécier encore une fois des références imparables et un style plus qu'affirmé) en attendant les prochains visuels, la tournée à venir et les nouvelles itérations de l'artiste Tyler the Creator.